02/05/2023 les-crises.fr  8min #227887

Défense : Les think tanks qui réclament plus d'argent sont financés par l'industrie de l'armement

Même si les crédits et les demandes sont inutilement élevés, les experts des groupes de réflexion financés par les entreprises de défense réclament davantage.

Source :  Responsible Statecraft, Ben Freeman, Yameen Huq
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Image : Pla2na via shutterstock.com

Au début du mois, le président Biden a demandé le plus gros budget de défense de l’histoire des États-Unis. Même en tenant compte de l’inflation, ce budget de 842 milliards de dollars – qui augmentera probablement avec les ajouts du Congrès et les dépenses supplémentaires pour la guerre en Ukraine – pourrait finalement donner au Pentagone plus d’argent du contribuable que lorsque les États-Unis avaient plus de 100 000 soldats sur le terrain au plus fort des conflits irakien et afghan.

Mais on pourrait ne pas le croire quand on lit attentivement la réaction des groupes de réflexion financés par les sous-traitants du Pentagone, qui lui réclament encore plus de dépenses, souvent sans dévoiler que les bénéficiaires de ce budget alimentent ainsi leurs organisations respectives.

« Pour la défense, il s’agit d’un recul assez important », a déclaré un chercheur du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) à The Hill. Un expert de l’American Enterprise Institute (AEI) a déclaré à Defense News qu’il s’agissait d’une « réduction de 28 milliards de dollars des programmes et des activités » après prise en compte de l’augmentation des salaires des troupes et de l’inflation, et qu’il préconisait un budget de la défense d’au moins 882 milliards de dollars. Ce chiffre de 882 milliards de dollars est, peut-être par coïncidence, le montant exact du financement du Pentagone qu’un autre expert de l’AEI a préconisé dans un récent article d’opinion pour Breaking Defense.

Sans surprise, les arguments des think tanks en faveur d’une augmentation du financement du Pentagone ont également trouvé leur place dans les médias grand public. La veille du jour où l’administration Biden a publié son budget pour l’année fiscale 2024, le Washington Post a publié un article déplorant la capacité limitée de l’industrie de la défense à « produire des choses pour tuer des gens », comme l’a déclaré le directeur d’une usine de munitions au Post. L’article citait des recherches du CSIS sur les difficultés de l’industrie de la défense à remplacer les stocks de dizaines de milliards de dollars de munitions que les États-Unis ont donnés à l’Ukraine.

La même semaine, le Wall Street Journal publiait un article intitulé « Les États-Unis ne sont pas encore prêts pour l’ère des conflits entre grandes puissances ». Pour preuve, l’auteur citait un wargame du CSIS simulant une attaque chinoise contre Taïwan, dans lequel « les États-Unis ont épuisé leurs missiles de croisière anti-navires à longue portée en une semaine ». Cette même étude du CSIS a été citée dans un article du New York Times publié la semaine dernière et intitulé « From Rockets to Ball Bearings, Pentagon Struggles To Feed War Machine » (Des fusées aux roulements à billes, le Pentagone lutte pour alimenter la machine de guerre).

Ce qui n’est mentionné dans aucun de ces articles, c’est que ces groupes de réflexion qui réclament davantage de fonds pour la défense sont financés par l’industrie de la défense.

Le CSIS fait preuve d’une transparence louable en ce qui concerne son financement et fournit une liste publique de ses donateurs sur son site web. Et cette liste est remplie d’entreprises de défense. Au total, 20 entreprises de défense différentes ont versé à l’organisation au moins 2,2 millions de dollars l’année dernière. Le principal donateur du secteur de la défense au CSIS est Northrop Grumman, qui a versé plus de 500 000 dollars à l’organisation. Cette entreprise fabrique de nombreux équipements militaires, notamment des munitions, sur lesquelles les chercheurs de l’organisation ont insisté.

Un porte-parole du CSIS a expliqué : « Le CSIS est un organisme indépendant à but non lucratif qui dispose d’une base de financement diversifiée et que les conclusions de nos chercheurs n’engagent qu’eux » et que « le CSIS révèle l’identité de ses donateurs sur son site web. Nous indiquons également les bailleurs de fonds de nos rapports de recherche dans les rapports eux-mêmes. Nous faisons cela parce que nous pensons que notre public doit savoir qui soutient notre travail. » Toutefois, cela ne s’applique qu’aux rapports de recherche bénéficiant d’un financement externe spécifique, a expliqué le porte-parole, et non aux travaux réalisés grâce à un financement général, comme le rapport du CSIS sur la nécessité d’investir dans les munitions américaines, qui a été largement cité dans les médias sans qu’il soit précisé dans le rapport que les munitions en question sont fabriquées par les bailleurs de fonds de l’organisation.

« L’AEI ne fournit pas de liste publique de ses bailleurs de fonds et n’a pas répondu aux multiples demandes de commentaires sur son financement. Toutefois, le modérateur d’un événement public organisé par l’AEI l’année dernière a noté que « Lockheed et Northrop apportent tous deux un soutien désintéressé à l’AEI. Nous leur en sommes reconnaissants. »

Si la plupart des commentaires émanant de groupes de réflexion financés par l’industrie de la défense se contentent de recommander une augmentation des dépenses du Pentagone qui profiterait à tous, l’adage dit que la marée soulève tous les bateaux ; certains articles présentent des conflits d’intérêts plus directs. Par exemple, la critique d’un universitaire de l’AEI sur la demande de budget du Pentagone – qui est prétendument « bien en dessous de l’inflation » et « a poussé le Capitole à sauver la situation » – comprend également un soutien à l’augmentation du financement d’un certain nombre d’armes, y compris le missile antinavire à longue portée, le missile air-sol Standoff, le bombardier B-21 et le missile balistique intercontinental Sentinel.

Ce que l’article ne mentionne pas, c’est que les entreprises qui construisent ces armes, Lockheed Martin et Northrop Grumman, ont également été des bailleurs de fonds de l’AEI. L’universitaire recommande donc que des milliards de dollars du contribuable soient versés à des entreprises qui financent son organisation, sans que ce conflit d’intérêts ne soit révélé dans l’article ou sur le site web de l’AEI.

Ces conflits d’intérêts évidents, mais non divulgués, où des organisations financées par les marchands d’armes réclament toujours plus d’argent du contribuable destiné à eux-mêmes, suggèrent plusieurs recommandations.

Tout d’abord, les groupes de réflexion devraient fournir une liste de leurs bailleurs de fonds sur leur site web. Il s’agit là d’un niveau de transparence élémentaire que la plupart des groupes de réflexion de Washington ont désormais adopté et qui rend le manque de transparence de l’AEI d’autant plus remarquable.

Deuxièmement, les médias ont l’obligation, vis-à-vis de leurs lecteurs, de divulguer tout conflit d’intérêts potentiel que leurs financements pourraient générer. La confiance du public dans les médias n’a jamais été aussi faible et, plus alarmant encore, une récente enquête Gallup a révélé que la moitié des Américains pensent que les médias essaient intentionnellement de tromper ou de désinformer le public. La divulgation préventive des conflits d’intérêts est donc une mesure essentielle que les médias peuvent prendre pour regagner la confiance du public, à l’instar des politiques en matière de conflits d’intérêts dans la recherche médicale. Après tout, si la divulgation des conflits d’intérêts est importante dans le domaine des soins de santé, elle est certainement essentielle dans les discussions sur la guerre et la paix.

Enfin, les chercheurs des groupes de réflexion devraient divulguer de manière préventive tout conflit d’intérêts potentiel dans les articles ou les rapports qu’ils publient. Malheureusement, la plupart des lecteurs ne vont pas jusqu’au bout des articles (merci si vous êtes encore là !), et il est donc naïf de penser qu’ils parcourront le site web d’un groupe de réflexion à la recherche d’une liste de donateurs. Dans le domaine du budget de la défense, un exemple à suivre est celui de Loren Thompson, chroniqueur à Forbes et directeur des opérations de l’Institut Lexington, qui dévoile sans complexe les bailleurs de fonds de son groupe de réflexion dans les articles qui les mentionnent. En plaçant ces informations dans les articles, Thompson donne à ses lecteurs toute l’information et leur fait savoir qu’il ne cache rien.

Comme l’a expliqué au début du mois un universitaire de l’AEI qui soutient une législation exigeant la transparence des financements étrangers, les financements « posent surtout problème lorsqu’ils sont secrets ou lorsque les donateurs ne respectent pas l’indépendance intellectuelle des institutions auxquelles ils cherchent à faire des dons ». La transparence devrait être la norme non seulement pour les universités et les groupes de réflexion, mais aussi pour les particuliers.

Nous sommes tout à fait d’accord et nous encourageons tous les chercheurs des groupes de réflexion à tenir compte de ces propos.

Source :  Responsible Statecraft, Ben Freeman, Yameen Huq – 29-03-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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